J-F SPITZ. Compte rendu du livre de Paul Sagar Adam Smith Reconsidered (Princeton University Press, 2022)

Relire Adam smith avec un esprit moins prévenu par les dogmes intéressés

A propos de : Paul Sagar, Adam Smith Reconsidered. History, Liberty and the Foundation of Modern Politics ( Princeton University Press, 2022) 

Depuis quelques années, l’œuvre d’Adam  Smith fait l’objet de nombreuses lectures et réinterprétations attachées à briser l’image qui en a été trop longtemps donnée, celle d’une apologie des sociétés de marché telles que nous les connaissons aujourd’hui, des sociétés où la «main invisible » qu’est la poursuite par chacun de son propre intérêt particulier  aurait pour effet de maximiser la richesse et de promouvoir l’intérêt général. Le livre de Paul Sagar s’inscrit dans cette réévaluation mais il ne vise pas, contrairement à d’autres tentatives, à minorer certains aspects de cette apologie du marché pour faire apparaître les points sur lesquels Smith se serait montré plus  sceptique, voire plus critique, sur  ce que l’on pourrait appeler le revers moral de la médaille sur l’avers  de laquelle brillent les progrès de la richesse et de la liberté. Il entend au contraire montrer que Smith ne se situe pas du tout dans  la perspective de cette arithmétique où les avantages de la société marchande seraient mis en balance avec ses défauts moraux et où l’on conclurait  que, somme toute, le bilan est « globalement positif » y compris pour  ceux qui semblent les moins favorisés par cette forme de régulation sociale que l’on qualifie de « moderne ».

 La définition de la société marchande

 Le point de départ,  selon Paul Sagar, doit être une définition rigoureuse de ce que Smith entend par « société marchande »( commercial society). Dans l’œuvre de Smith, dit-il cette expression désigne constamment une société dans laquelle les individus, au lieu de produire pour eux-mêmes, ou dans une cellule familiale,  l’ensemble des biens qu’ils utilisent, satisfont leurs besoins en produisant des surplus et en recourant à l’échange. Si l’on s’en tient à cette  définition, de multiples sociétés dans l’histoire sont des « sociétés marchandes », en sorte qu’il est dépourvu de toute pertinence d’assimiler « société marchande » et « société moderne », et encore plus d’utiliser cette expression pour désigner les sociétés capitalistes contemporaines.  Si ces dernières sont bien des sociétés marchandes, elles sont loin d’être  les seules à être dans ce cas, et nombre de leurs traits – en particulier leurs institutions politiques et  sociales – sont absents  dans de multiples autres sociétés où l’échange est la voie essentielle de la satisfaction des besoins. Sagar note à cet égard que, contrairement à une dichotomie qui a pénétré l’historiographie et qui oppose sociétés républicaines et sociétés marchandes, bien des sociétés  où l’échange était le mode dominant  de la satisfaction des besoins ont possédé des institutions républicaines, en particulier dans l’antiquité.

 Cette pierre angulaire de la démonstration entreprise par Paul Sagar permet de percevoir un  question essentielle : si les sociétés de l’Europe moderne – l’Angleterre de l’époque de Smith pour aller vite – ne sont qu’une espèce particulière de société marchande au sens où elles sont dotées d’institutions spécifiques qui les distinguent –  la séparation des pouvoirs, ainsi qu’un système de droit stabilisé qui régule les échanges, protège les personnes et les biens, et comporte des procédures d’arbitrage fiables –  quelles sont les causes ayant  permis le développement de ces institutions particulières qui définissent la liberté moderne ?  On croit trop facilement, dit Sagar, que la théorie des quatre stades du développement des sociétés permet de répondre à cette question. Les peuples auraient d’abord été chasseurs, puis pasteurs, puis ils auraient développé l’agriculture avant de devenir des sociétés marchandes fondées sur le commerce. Sagar montre que si, pour Smith, cette théorie des quatre stades est bien une conjecture, elle ne possède à ses yeux aucune valeur historique. Il s’agit  seulement d’un modèle destiné, non pas à expliquer ce qui s’est réellement produit, mais ce qui se serait produit si les sociétés s’étaient développées à l’abri des accidents historiques, en particulier des agressions et des guerres. Les deux premiers stades sont sans doute historiquement pertinents, mais l’histoire s’enraye ensuite sous l’influence de la conflictualité, nombre de sociétés devenant conjointement, et de manière chaotique, des sociétés fondées à la fois sur l’agriculture et sur l’échange marchand. C’est dans l’histoire concrète de cette confusion des stades qu’il faut rechercher, selon Smith, les facteurs qui ont permis le développement des  institutions sociales « libres », mais l’échange marchand, en lui-même ne peut en être la cause unique puisque l’on constate que de très nombreuses sociétés , qui étaient des sociétés « marchandes » au sens rigoureux du terme, n’ont pas développé les institutions que nous pouvons aujourd’hui considérer comme des institutions caractéristiques de la liberté moderne. La naissance  d’institutions libres   n’est donc  pas du tout un développement nécessaire, une conséquence inéluctable du passage ( ou du soi-disant passage)  des sociétés du stade agricole au stade marchand,  mais   la conséquence non recherchée d’une série d’accidents tout à fait contingents intervenus dans le développement de sociétés qui étaient inextricablement agricoles et marchandes. Autrement dit, la forme politique d’une société n’est en rien la conséquence mécanique du « stade de développement » auquel elle est censée se trouver.

La genèse des institutions libres

Comment, dans ces conditions expliquer la genèse des institutions politiques qui caractérisent la liberté moderne ? Pour avancer dans cette recherche, dit Paul Sagar, il faut comprendre deux aspects de la pensée de Smith qui sont étroitement liés l’un à l’autre.

  Tout d’abord le fait que Smith pense que la domination et le pouvoir exercé sur les tiers est un fait massif dans l’histoire humaine et que cela constitue la situation par défaut par rapport à laquelle il faut essayer de comprendre comment se sont développées des formes concrètes de non-domination, de protection institutionnelle contre le pouvoir public aussi bien que privé, contre l’oppression et l’exploitation. C’est le premier aspect : Smith est un théoricien de la liberté comme non-domination, comme une forme d’absence de vulnérabilité des individus face au pouvoir arbitraire détenu par une instance étatique ou par une instance privée, et il n’est  donc pas le thuriféraire de l’idée que  la liberté consisterait seulement  dans une absence d’interférences inutiles, et  donc dans la   possibilité de poursuivre sans entraves notre intérêt personnel sur le marché.  

 Mais le second aspect est que Smith ne cherche pas à produire une définition abstraite de la liberté. Il cherche au contraire à montrer comment, concrètement, peuvent se développer des formes de protection contre la domination dans des contextes spécifiques, c’est-à-dire au sein de facteurs enchevêtrés  dont l’interaction peut conduire, de manière non recherchée, à ce genre de résultat. Si Smith est un théoricien de la liberté comme non domination, il n’est donc pas républicain, c’est-à-dire qu’il ne fait  en aucun cas dépendre de façon nécessaire la non-domination du genre d’institutions qui caractérisaient la république antique : la participation active des citoyens à la confection de la loi, les armées civiques, les lois somptuaires, la vertu et le courage personnels. Ces institutions républicaines classiques ne conviennent plus dans le monde moderne : l’engagement actif des citoyens  sur la place publique est gage de factionnalité et d’instabilité et, si Machiavel voyait là l’un des garde fous essentiels de la liberté, Smith y voit un facteur négatif car, dit-il, la liberté dépend aujourd’hui  de trois facteurs  étrangers aux républiques classiques : la régularité de la loi, qui suppose qu’elle échappe dans une large mesure aux  mouvements erratiques de la volonté collective, la séparation des pouvoirs exigeant que celui qui fait la loi soit clairement distinct de celui qui l’exécute, et un mode judiciaire de règlement des conflits dans lequel le pouvoir arbitraire des juges soit réduit au minimum et avantageusement remplacé par une fonction arbitrale  consistant à dire ce qu’exige une loi que les juges  ne font pas, mais qui existe indépendamment d’eux. Les armées civiques sont, quant à elles, largement inefficaces dans les conditions de la guerre moderne et, pour ce qui est des lois somptuaires, elle sont anachroniques dans un monde où le luxe est le signe souhaitable de l’opulence,  et où les choix personnels et les manières de se vêtir sont en dehors de la compétence du pouvoir politique. Le courage et la vertu personnelle, enfin, sont des gages d’incertitude  et de comportement violent, à quoi il faut   substituer une justice régulière et prévisible à laquelle il soit toujours possible de faire appel.

 La genèse de la liberté moderne est donc  liée en réalité au destin de la loi et du droit au travers de vicissitudes historiques enchevêtrées. Smith montre que les lois  ont d’abord, dans les sociétés pastorales,  été  inventées par les riches pour tenir les pauvres en respect et perpétuer leur propre domination (Lj 208-209) avant de se muer,  en particulier à Rome, grâce à l’ébauche de séparation entre les pouvoirs, en instruments de protection partielle de tous contre l’oppression, y compris celles des plus riches.  A cet égard, les monarchies antiques qui ont succédé aux républiques ont plutôt représenté un progrès, car la régularité de la loi  s’y est affermie et les juges eux-mêmes sont devenus, sous l’impulsion d’une autorité centrale plus forte,  moins des personnages dont le pouvoir discrétionnaire  était à craindre que des arbitres sous la protection desquels il devenait possible de se placer. On sait aussi, Smith s’en fait l’écho, que la fin des empires anciens et la plongée dans la féodalité ont ramené avec elles la confusion des pouvoirs qui est le meilleur outil de la domination et de la servitude.

 L’histoire du déclin de cette société féodale fait partie des aspects les mieux connus de la pensée d’Adam Smith, et elle constitue aussi un exemple parfait de la « main invisible » c’est-à-dire de la   manière dont une série d’actions dispersées visant un certain but aboutissent à une conséquence imprévue et très différente de celle qui était recherchée. Les grands féodaux détenaient leur puissance de la dissolution de toute autorité centralisée et de la confusion entre leurs mains de la force militaire et du pouvoir  de juger. Cette puissance s’appuyait sur un réseau de vassaux et de dépendants qui échangeaient leur obéissance et leur appui contre le protection de leur seigneur. Mais peu à peu, les féodaux ont été séduits par la consommation de luxe que leur faisait miroiter le développement des élites bourgeoises rassemblées dans les villes et dont l’activité était protégée et encouragée par les monarchies affaiblies. Les grands seigneurs ont été pris d’un besoin d’argent frénétique pour satisfaire leur appétit de consommation  luxueuse, et ils ont alors échangé le pouvoir qu’ils détenaient sur leurs vassaux contre des redevances en argent, un argent qu’ils ont échangé contre les « colifichets » dont Smith fait état et qui étaient censés satisfaire leurs  désirs de grandeur. Leur pouvoir a alors inéluctablement décliné.

 Certains États ont  cependant vu mourir la féodalité sans pour autant accéder à la liberté moderne.  Mais d’autres, comme l’Angleterre, ont bénéficié du fait qu’ils disposaient d’un corps de lois au moment même où ce déclin s’amorçait. Ces lois n’étaient pas suffisantes  pour tenir en lisière le pouvoir des grands barons avant leur affaiblissement, mais les monarques  ont pu les utiliser et combler avec leur secours le vide laissé par le déclin des  justices féodales. Ce sont au demeurant les cours ecclésiastiques qui ont d’abord joué un rôle de protection des individus contre les exactions des grands, avant que les cours civiles ne prennent le relais. Smith montre donc comment les monarchies centralisées ont pu, dans certains cas , utiliser  le droit pour imposer des restrictions aux exactions et au pouvoir des barons, alors même que la puissance militaire de ces derniers allait en s’affaiblissant  en raison de leur amour du luxe.

 Cet amour du luxe  qui a saisi les seigneurs féodaux a donc affaibli les réseaux de dépendance et de servitude dans les campagnes, libéré des dépendants qui sont allés alimenter une population urbaine affranchie qui vit désormais de l’artisanat et se transforme bientôt en bourgeoisie avec l’appui d’une monarchie centrale qui se renforce par cette alliance et contribue à affaiblir les seigneurs féodaux. Dans cette alliance, la stabilisation du droit et la transformation des juges en serviteurs de la loi jouent un rôle considérable dans l’émergence des dispositifs institutionnels de la liberté moderne : l’habeas corpus, le pouvoir de destituer les officiers et les juges de la couronne qui violeraient la loi et se comporteraient de manière arbitraire à leur seul profit,  un parlement qui appelle progressivement les bourgeois des villes à prendre part au conseil  auprès du roi. Mais surtout un droit fondé sur la coutume et le précédent, une common law  qui apparaît comme une norme que les juges ne peuvent pas du tout manipuler et qu’ils sont seulement appelés à  interpréter, ce qui  réduit considérablement le pouvoir discrétionnaire dont ils peuvent jouir. C’est le rule of law, la suprématie du droit prenant la place de celle des hommes. (p. 78) La liberté moderne, née en Angleterre, est donc bien la conséquence inattendue d’une double contingence : la volonté de la monarchie d’abaisser le pouvoir des féodaux et l’existence d’une common law  dont la validité ne dérive pas de la volonté humaine mais de son ancrage dans les précédents et la profondeur du temps immémorial. D’abord établie dans les centres urbains, dont elle favorise l’activité manufacturière et marchande, cette régularisation a progressivement gagné l’ensemble du territoire à mesure que la puissance des barons reculait.

 La liberté au sens de Smith n’est donc pas simplement la faculté d’échanger sur le marché avec les partenaires de notre choix et selon les conditions qui nous conviennent.  C’est plutôt l’immense avantage – lui-même issu d’une série de circonstances qui auraient pu ne pas se produire et qui ne sont pas intrinsèquement liées au caractère marchand de la société –  d’être protégé contre la domination de ceux  qui, traditionnellement, utilisaient le pouvoir et la richesse pour exploiter et opprimer (p.  86)  Et  le mécanisme essentiel qui garantit contre la domination, ce n’est pas le marché mais le rule of law, un système judiciaire qui garantit la sécurité de la propriété  et celle de la personne en stabilisant la loi et en maintenant en lisière le pouvoir discrétionnaire de juges.  Le fait que ce système ait aussi pour conséquence de permettre le développement de la richesse n’est  en aucun cas   son objet premier car, si  la dimension économique de la liberté est effectivement très importante, elle  est ancrée sur une structure plus large  dans laquelle le droit est stabilisé et administré avec régularité, et l’interférence arbitraire des supérieurs tenue en échec par la séparation des pouvoirs[1].

 Il est essentiel de noter que, dans l’approche smithienne telle que Paul Sagar la reconstitue, la liberté est le produit des institutions. Il ne s’agit en aucun cas   d’une  réalité naturelle qui préexisterait aux institutions de l’État, et il est par conséquent exclu   de penser que, pour Smith,   la liberté  pourrait imposer des limites à ce que l’État peut faire. La liberté n’est en effet advenue   que grâce à la longue évolution institutionnelle qui a conduit au rule of law, en dehors duquel  il n’y a aucune liberté mais seulement une domination omniprésente. L’idée selon laquelle Smith serait le représentant majeur d’un libéralisme classique qui met l’accent sur l’indépendance du marché et la réduction du rôle de l’État, libéralisme classique qui aurait été en quelque sorte perverti par les « nouveaux libéraux » de la fin du XIXè siècle et de la première moitié du siècle suivant (Green,  Hobhouse, Dewey)  ne résiste donc pas à l’examen.

Liberté moderne et système de la liberté naturelle

Paul Sagar  rappelle en outre qu’il convient de ne pas confondre deux notions  que les commentateurs de Smith assimilent trop rapidement l’une à l’autre : la liberté moderne d’un côté, et  ce que Smith appelle « le système de la liberté naturelle » de l’autre. 

 Cette seconde notion désigne une organisation sociale dans laquelle chaque individu, à la condition de  ne  pas violer  les lois de la justice, est parfaitement libre de poursuivre son propre intérêt de la manière qu’il estime la plus pertinente et de mettre son propre capital et sa propre industrie en concurrence avec ceux de tout autre individu ou groupe d’individus. (p. 110) Un tel  système de régulation sociale ne peut pas s’instaurer spontanément, car il a besoin, pour s’établir et se  préserver,  d’artifices politiques  destinés à éliminer les interférences nocives du gouvernement.  Mais Smith sait aussi que  certains de ces obstacles ou de ces interférences seront quasiment impossibles à dissoudre et à surmonter en raison non seulement des préjugés mais des intérêts qui se regroupent pour  défendre, entre autres,  des privilèges, un protectionnisme, des monopoles, des législations favorables  à tel ou tel groupe d’intérêt. Le système de la liberté naturelle en ce sens est une utopie qui a aussi peu de chances de se réaliser que le système d’Oceana.

 La liberté moderne, en revanche, c’est la non-domination  découlant de  la prévisibilité et  de la régularité d’un droit protégé par la séparation des pouvoirs. Mais ce droit stable peut ne pas  être conforme au système de la liberté naturelle, car il peut comporter des dispositifs protecteurs d’intérêts particuliers qui, pour être prévisibles, n’en laissent pas moins subsister des îlots de domination qui interdisent de penser que le système de la liberté naturelle puisse jamais être définitivement établi. A cet égard, Smith semble savoir que   la liberté et  la non-domination, parce qu’il s’agit de réalités issues d’une histoire contingente et complexe, ne peuvent jamais être pures et que, si la liberté moderne caractérisée par la régularisation du droit et la séparation des pouvoirs  favorise le cheminement vers le système de la liberté naturelle,  elle n’y conduit pas spontanément ni nécessairement. Pour  Smith, il est clair que la liberté moderne  s’est développée ( le rule of law ) alors même que  la société n’était pas conforme au système de la liberté naturelle, qu’elle demeurait sous la coupe du système mercantiliste, et qu’elle comportait de très nombreuses interférences légales absolument indues du point de vue du système de la liberté naturelle. Les lois ne favorisaient donc pas les échanges les plus créateurs de prospérité, mais elles avaient la régularité et la forme d’administration voulues par le concept de liberté moderne : la prévisibilité était garantie mais par des lois qui, du point de vue de leur substance, n’étaient pas celles du système de la liberté naturelle. Il faut donc bien faire la distinction entre une valeur politique ( la liberté moderne, c’est-à-dire la non domination assurée par une régularité du droit qui peut cependant comporter des interférences indues dans les échanges ) et une forme d’organisation sociale ( le système de la liberté naturelle qui, quant à lui, implique que ces interférences indues soient levées, si elles le sont jamais totalement ). Paul Sagar insiste sur la distinction entre ces deux notions pour bien faire apparaître à quel point la pensée de Smith est éloignée de toute démarche abstraite qui permettrait de conclure  de manière décontextualisée du concept de liberté comme absence de domination à la forme institutionnelle qui doit l’incarner, car cette incarnation  est conditionnée par les circonstances historiques et par le fait que toute tentative pour en stabiliser la forme engendre des réactions et des résistances qui imposent des adaptations et des reconfigurations permanentes.

Smith critique de Rousseau ?

 La seconde partie du livre de Paul Sagar s’emploie à démonter un autre mythe complaisamment entretenu à propos de Smith : ce dernier aurait eu avant tout  l’ambition de répondre à  l’accusation lancée par Rousseau selon laquelle la société marchande implique une corruption essentielle des sentiments moraux. La thèse de Rousseau est bien connue : l’homme est naturellement bon et pitoyable, mais l’entrée dans le monde de la division du travail, de l’échange et de l’inégalité corrompt ses sentiments initiaux et fait dominer en lui cette forme dépravée de l’amour de soi qu’est l’amour propre,  la  vanité, le désir de se glorifier et de susciter l’envie chez  ses semblables. La société marchande est donc porteuse d’une corruption morale qui enfonce l’homme dans un malheur sans cesse plus profond à mesure que son désir d’enrichissement, toujours inassouvi, l’entraîne à la recherche de biens de statut dont la possession ne peut lui procurer la moindre satisfaction authentique.

 Paul Sagar pense que Smith  considérait cette thèse comme n’étant  ni nouvelle ni particulièrement intéressante. Pas nouvelle car, à l’exception de l’idée qu’il existe originellement chez l’homme un sentiment de pitié désormais englouti et recouvert par l’amour propre,  Mandeville s’en était déjà fait l’apôtre. Pas particulièrement intéressante et sans doute un peu naïve aussi, car la philosophie morale anglaise avait développé, avec Hume, Hutcheson et Butler, une théorie des sentiments moraux fondée sur la sympathie qui paraissait beaucoup plus apte à fournir les instruments d’une explication rationnelle du désir d’enrichissement. Dans le prolongement de ces théories, Smith pense que ce désir d’acquérir est moins lié à un désir de paraître, ou de se procurer une réputation d’excellence qu’à un désir de posséder effectivement les qualités qui attirent la louange des tiers. Il s’agit donc moins d’un désir de vaine gloire, que d’un désir de susciter sympathie et approbation.[2] Approfondissant son analyse, Smith montre – selon Paul Sagar –  que le  désir d’enrichissement  prend sa source non dans un sentiment moral  corrompu,  mais dans une illusion, une erreur de rationalité qui fait croire que la maximisation du bonheur et de l’utilité  dépend  de l’acquisition   sans cesse croissante   de moyens de se procurer cette même utilité.  Lâchant ainsi la proie pour l’ombre, les hommes consentent à se soumettre à des privations et à des peines sans nombre pour se procurer ce qu’ils croient être les moyens de leur satisfaction future avant de réaliser, souvent à la fin de leur vie, que ce calcul est mal fondé et que ce qu’ils ont sacrifié de satisfaction authentique  avait plus de valeur que  l’acquisition qu’ils ont faite de la possibilité  de se procurer une satisfaction fausse et toujours repoussée. Certes, lorsque les hommes sont lucides et regardent les choses d’un point de vue philosophique, ils comprennent que la quête indéfinie des moyens d’utilité est sans issue et qu’elle est incapable de leur apporter une  satisfaction authentique, mais ils voient   rarement les choses sous cet angle froid et abstrait.  Plus souvent, ils contemplent le mouvement de la machine productive et consommatrice avec un  plaisir certain et  ils concluent qu’il vaut la peine de dépenser des efforts sans nom  pour la faire avancer.  Ils se trompent en cela, mais cette illusion est bénéfique – c’est l’idée de la main invisible –   car c’est sous son emprise qu’ils ont  donné naissance à cette prospérité matérielle grâce à laquelle la condition de tous s’est trouvée améliorée.   La consommation ne rend pas heureux mais il est bon de croire qu’elle a ce pouvoir !

 Dans la Théorie des sentiments moraux, Smith cherche donc à comprendre la  condition humaine d’un point de vue moral en explorant les ressorts de la sympathie et de l’approbation,  mais il ne répond pas à la thèse de Rousseau selon laquelle la vanité serait un ressort de l’action particulièrement vicieux et particulièrement propre aux sociétés modernes. Il ne se livre pas à une apologie de ces sociétés qui consisterait à dire qu’elles compensent leurs défauts moraux par leurs qualités matérielles, et rien ne saurait être plus éloigné de la pensée de Smith,  qui ne croit pas que les sociétés marchandes soient  infestées de défauts moraux qui leur soient propres. Si défauts moraux il y a, ce sont ceux des hommes, pas ceux des hommes des sociétés marchandes.

Un danger politique et non pas moral

 Le plus grand défi que ces sociétés aient à résoudre n’est  donc pas de remédier aux défauts moraux censés les caractériser, car ces défauts moraux ne leur sont en rien particuliers. En revanche, elles doivent affronter un défi politique de taille, à savoir  le comportement opposé au bien public adopté par les  nouveaux riches que sont les classes marchandes et  manufacturières. Le risque c’est  en effet que cette richesse nouvelle  se transforme en pouvoir et redonne naissance à des formes de domination que la naissance du rule of law avait prétendu faire disparaître. Ces nouvelles formes de domination pourraient bien  remettre en cause la liberté moderne à laquelle les nations européennes ont eu la chance d’accéder grâce à une série de circonstances exceptionnelles liées à l’interaction entre le déclin du féodalisme,  l’ascension des classes marchandes,  et le rôle majeur de la monarchie centralisée dans l’émergence  de la séparation des pouvoirs et d’un droit  stabilisé  et administré par des juges dépouillés de tout pouvoir discrétionnaire. Ces institutions –  que  les classes marchandes ont elles-mêmes contribué à faire émerger – ne sont en effet  pas à l’abri d’une tentative de capture et de détournement par ces mêmes classes qui peuvent tenter – et qui tentent effectivement – d’annexer l’Etat et le droit au service de leurs propres intérêts et de faire passer ces derniers pour l’incarnation de l’intérêt public.

 Smith montre que, dans la configuration sociale de l’époque moderne, les classes marchandes sont bien placées pour tenter d’opérer cette capture, tentative qui n’est pas l’indice de leur corruption morale mais seulement du fait que le désir de domination est universel, que la domination elle-même est la condition normale des rapports entre les hommes, et que tout groupe social qui peut s’en assurer une parcelle  s’y emploiera  immanquablement. Pourquoi les nouvelles classes marchandes et manufacturières sont-elles cependant  si bien placées pour réussir une telle capture ? Sans doute parce que les groupes sociaux qui leur font face leur sont très inférieurs de ce point de vue. Les classes ouvrières  manquent de l’éducation nécessaire pour comprendre les problèmes économiques et ne peuvent que très difficilement faire entendre leurs voix dans les allées du pouvoir. Quant aux  propriétaires terriens, ils se croient  si assurés  de leurs revenus qu’ils pensent inutile d’occuper les sommets de l’État pour les faire progresser. Mais  les marchands  et les industriels ont une conscience claire de leurs intérêts et de la manière dont ils pourraient utiliser la législation à leur profit. Ils savent agir de manière concertée pour promouvoir ces intérêts et ils  possèdent en outre  non seulement   la capacité de « récompenser » les législateurs pour les services rendus, mais aussi le surplus de considération que la richesse qu’ils  ont acquise leur procure. Comme Smith le remarque,  les sociétés marchandes sont en effet pénétrées de l’illusion selon laquelle les riches sont tous vertueux et admirable, et cette illusion  constitue une partie de leur pouvoir et de la déférence qui leur est marquée.

 Smith et la crise des démocraties contemporaines

Paul Sagar met donc en relief toute l’ambiguïté qui existe, sur le plan politique, entre les classes marchandes et les institutions libres au sein de l’analyse smithienne. C’est incontestablement le type d’interactions que ces classes ont entretenues avec les féodaux qui a conduit à la naissance du rule of law parce que, en affaiblissant – involontairement – la classe seigneuriale, elles ont   contribué à créer un système de  droit et de justice stable et décentralisé qui, ironiquement, constitue désormais un obstacle  à leurs propres entreprises de capture et de dévoiement de la législation en  faveur de leurs intérêts particuliers. Il y a là un nouvel avatar de la main invisible, puisque les conséquences non intentionnelles de leurs actions passées servent désormais de frein à leurs intentions présentes. Mais dans l’empire colonial, ces classes agissent sans retenue, sans le frein du rule of law qui existe dans les sociétés européennes. Il en résulte la forme de domination et d’exploitation la plus dure qui soit, et cela nous instruit mieux encore – dit Paul Sagar – sur le caractère contingent des événements historiques qui ont rendu possible le développement de la liberté européenne moderne.

 La lecture que Paul Sagar fait de l’œuvre de Smith conduit à une conclusion essentielle.

On entend aujourd’hui beaucoup de discours sur la crise de la démocratie, le défaut de participation des citoyens, la perte des valeur civiques, la crise morale des sociétés de consommation, l’affaiblissement des solidarités, des vertus, du courage, du patriotisme.

Pour le dire en deux mots, le diagnostic sur les maux des sociétés contemporaines est  d’inspiration rousseauiste : le commerce a corrompu la pureté des mœurs. La lecture de Smith nous incite à délaisser  ces critiques morales et à regarder en face  le danger principal qui  menace les sociétés de liberté, à savoir la capture de leurs institutions – fragile résultat d’une histoire contingente – par le pouvoir de l’argent. La menace est politique et institutionnelle et non pas morale,  et elle exige que les hommes d’aujourd’hui soient attentifs à l’idée que les voies et moyens de la non-domination ne peuvent être définis abstraitement, qu’ils ne peuvent pas plus consister dans la libération complète du marché que dans la soumission de ce dernier à d’étroits contrôles bureaucratiques sur la richesse et ses usages.

 Le rapport entre le pouvoir politique – garant d’une régularité juridique qui s’emploie à contenir les entreprises de domination – et les puissances d’argent est donc inévitablement ambigu et incertain car ces deux puissances sont autant en tension l’une avec l’autre qu’elles sont indispensables l’une à l’autre. Un pouvoir politique  qui a l’ambition  légitime de promouvoir le bien public tout en protégeant les citoyens de la domination ne peut pas ne pas laisser  à la richesse  privée l’initiative de prendre des décisions en matière économique. Mais il doit savoir en même temps que  ce que l’on appelle dans le monde anglo saxon les « corporate interests »  sont à l’affût de la moindre possibilité d’user à leur profit de la latitude qui leur est abandonnée pour  soumettre ce même pouvoir politique à une capture qui le mettra au service de leurs intérêts.  Si les riches sont à la fois   indispensables et dangereux, Smith avait raison de dire que la vraie science du législateur  consiste à trouver la meilleure manière de gouverner les activités des marchands, en maintenant un équilibre entre la nécessité de leur accorder la liberté de poursuivre leurs activités selon leur propre jugement et  celle d’exercer sur eux un contrôle indispensable pour les empêcher de faire prévaloir leurs propres intérêts aux dépens du bien public. Cette analyse, dit Paul Sagar,  pourrait donner une couleur inédite à la critique que Smith fait de l’homme à système  ( que l’on interprète le plus souvent comme une critique de la révolution française ) car cette critique pourrait viser les marchands  qui cherchent à imposer un dogme de la liberté indéfinie qui favorise évidemment leurs intérêts. Ce sont eux qui sont friands de plans abstraits  censés servir le bien commun mais qui sont en réalité calculés pour servir leurs intérêts privés. Le pouvoir politique doit donc comprendre que si une dose de liberté économique est nécessaire à la prospérité et au bien public, une liberté absolue – le fondamentalisme du marché – pourrait bien lui être contraire et  n’être qu’un de ces systèmes dangereux que Smith dénonce. 

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[1] « Modern liberty is the historically unique configuration arrived at for securing people from social, economic and political domination in western Europe, evolved over hundreds of years and erected on the ruins of the ancient states that existed prior to the barbarian collapse. Crucial to Smith’s picture is that  the economic, social and political dimensions of modern liberty are thus not free standing or self-perpetuating but actualized only in a historically specific context in which law meaningfully controls the predations of the powerful upon the weak” ( p. 93)

[2]  Cf. A. Kalyvas et I. Katznelson, Liberal beginnings. Making a republic for the Moderns ( Cambridge University Press, 2008) chapitre 2.


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
jfspitz (11 octobre 2023). J-F SPITZ. Compte rendu du livre de Paul Sagar Adam Smith Reconsidered (Princeton University Press, 2022). Histoire des idées politiques. Consulté le 18 février 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/ph2f


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